Extrait d'un roman (Dicalu)

Publié le par DICALU

LIVRE PREMIER

 

 

DOORNAI ET LE DOORNAISIS

 

 

I

 

LA VILLE ET LE CLIMAT POLITIQUE ET SOCIAL EN CETTE EPOQUE.

 

 

 

  Doornai était une ville fortifiée  de soixante-neuf mille âmes située à cheval sur le fleuve Escahut dans la plaine fertile du Doornaisis bordée par les collines du même nom sur lesquelles furent érigées de nombreuses fortifications. C’était un point militaire essentiel à l’époque où l’Américie avait envahi la Flandrie, n’ayant su se préserver de cette attaque tellement son gouvernement était obsédé par ses velléités d’annexer la Brucelie, contrée voisine, sous le prétexte de protéger la minorité flandrienne. Le gouvernement du Doornaisis pouvait craindre, à tout moment, une descente des américiens. Il ne semblait pas douter, par contre, que le Grand Conseil de la ville ne puisse conserver ce poste aussi bien que l’eût pu faire un dictateur du gouvernement en lieu et place. Pourtant, le doge de la ville, Tristan de Massa, d’origine borinienne, avait eu maille à partir avec le gouverneur. Nous y reviendrons.

  La ville avait acquis la franchise un siècle auparavant et s’était établie en une nouvelle république à la suite d’une révolte populaire qui se termina dans un bain de sang et par la construction d’un étage supplémentaire au beffroi, symbole des libertés communales. A ceci près qu’elle était tenue par la charte des libertés de faire allégeance au gouvernement du Doornaisis en temps de guerre - ce qui était le cas au moment des faits historiques que nous allons vous narrer – et que baillis et sénéchaux étaient nommés communément,  la cité bénéficiait d’une large autonomie.

  La ville était cernée par deux remparts avec quatre portes d’eau, deux dans les remparts extérieurs et deux d’intérieur, et trois portes fortifiées avec corps de garde dont la principale, au nord, s’ouvrait sur la via Brucelia et donnait entrée dans la ville. Par là on prenait la direction de la Brucelie et de la Flandrie.

  L’ancien doge, Rugéro de la Croix, favorisait plutôt la porte sud qu’il espérait agrandir pour en faire la porte principale. Son opinion avait fait des émules parmi certains des membres du Grand Conseil qui siégeaient dorénavant sous la présidence de Tristan de Massa qui se tâtait. Cette porte donnait accès à la via Lutécia. Les débats sur cette question revenaient sans cesse. Une partie du Conseil représentant les intérêts de la bourgeoisie commerçante qui importait des produits finis du nord défendait la cause qu’il fallait repaver la via Brucelia. L’autre partie représentant les artisans et la bourgeoisie industrieuse exigeait qu’on agrandisse la porte sud afin d’accroître le trafic du charroi qui exportait armes, outils, poteries, draps et tapisseries confectionnés dans la ville et qui étaient, en cette époque, principalement expédiés vers le sud. Les finances de la cité étant fortement obérées – nous en dirons les raisons plus après-, les deux options ne pouvaient se réaliser simultanément. Chaque membre du Conseil le savait mais c’était une question de principe. Ce point était donc reporté à chaque séance à la séance suivante.

  Le doge et les électeurs gardaient en mémoire la triste époque durant laquelle les anciens avaient enduré que le gouvernement du Doornaisis leur imposât un bailli et un sénéchal chargés d’assister la justice et de contrôler les finances de leur ville et les leurs avec les loisirs les plus étendus. Ils en conservèrent une grande rancœur à l’encontre des gouvernements et des gouvernants extérieurs à la ville.

  Au moment de cette narration, le bailli et le sénéchal disposaient, sur parchemin du moins, de pouvoirs plus réduits qu’alors. De plus, le sénéchal était une sénéchalesse. Le gouvernement du Doornaisis avait féminisé la profession, comme d’autres par ailleurs, et les membres du Conseil ne s’y étaient pas opposés  n’ayant su ou osé contre argumenter sur cette question.

  En ces temps, les jeux d’influence étaient monnaie courante et l’opulence de la haute société contrastait avec la mendicité qui gonflait dans la cité. Les bourgeois et les maîtres faisaient construire des maisons et des hôtels dans le mode gothique. Ils prenaient des allures de chevaliers et donnaient des tournois en et à l’extérieur de la cité. Les ouvriers et les artisans soupçonnaient et accusaient fort souvent les maïeurs et les syndics de soumission aux grands bourgeois et les corporations provoquaient parfois des émeutes tellement les conditions de travail étaient dures et les impôts lourds. A l’occasion de l’une d’entre elles, un maïeur nommé Miquel Ripaille fut malencontreusement défenestré.

  A l’intérieur comme à l’extérieur de la ville et dans les campagnes, le crime s’organisait au mieux. Les refuges hors des enceintes étaient souvent pris d’assaut la nuit et les portes de la ville se refermaient de plus en plus tôt. Même la léproserie au sud hors de la ville fut un jour attaquée.

  Les voyageurs nocturnes se faisaient rares.

 

 

 

 

II

 

LES RAPPORTS ENTRE TRISTAN DE MASSA ET RUDY DE LA MAULTE

 

 

 

  L’élection de Tristan de Massa par les électeurs du Grand Conseil qui comptait trente-neuf membres avait suscité le courroux de Rudy de La Maulte, gouverneur du Doornaisis et général en chef de ses armées. Il avait en effet posé sa candidature pour entrer au Palais, des plans de développement de la cité plein la tête. Mais celle-ci avait été retardée et refusée pour des raisons fort contestables selon lui. Une assemblée extraordinaire des membres du Conseil avait conclu :

« attendu qu’il n’est pas fait appel à candidature en vue d’un remplacement d’un de nos membres éminents ; attendu que cet appel n’a lieu que dans les cas suivants : 1° le décès d’un membre éminent, 2° le décès de plusieurs membres éminents ; attendu que le doge précédent a été simplement et fort probablement provisoirement mis dans l’incapacité de régner consécutivement à une maladie fort traumatisante ; attendu que l’ancien doge siège encore et toujours à l’assemblée, aidé de trois valets, acheminé par chaise à porteurs et aidé par un traducteur que le palais met à sa disposition lorsque l’envie lui vient d’intervenir, d’interrompre ou de poser quelconques questions et de n’importe quelle nature  dans le respect des membres éminents et la bienséance et en conformité aux point établis à l’ordre du jour ; attendu que la candidature du sieur de La Maulte eût pu être retenue et conservée dans le panier du recrutement jusqu’à ce que et seulement si les deux premiers attendus eussent été modifiés à la condition que le demandeur fût doornaisien ; attendu que la candidature ne peut émaner que d’un doornaisien ; attendu qu’il appert que le sieur et fort respecté Rudy de La Maulte, bien qu’ayant acquis très récemment un hôtel en viager sis rue des clunisiens à Doornai au numéro 1 à un bailli à la retraite mais encore fort vaillant, ne pouvant par conséquent le faire valoir en résidence principale en la ville de Doornai, la réponse est Non ! ».

   Il nous faut préciser en cette étape du récit, que l’ancien doge qui assistait au prononcé de la sentence, transpirant fortement et fort bizarrement en dégageant des coulées de sueurs rouges qui sortaient de tous ses pores,  périt étouffé en avalant l’oreille du traducteur qui s’était approché de sa bouche pour comprendre ce qu’il voulait signifier par ses gesticulations. Bien plus tard, on retrouvera des traces de cyanure dans les cheveux du doge.

   Bref, tout cela causait grand désordre et le courroux de Rudy de La Maulte s’estompa durant une retraite en son château  de Blobek érigé sur un rocher dans les collines doornaisiennes. Son épouse savait y faire car elle avait connaissance des secrets de son apaisement. Elle avait surtout cette sagesse qu’on ne trouve que chez les magyars, les hongrois ou dans les Balkans, contrées fort paisibles en ces temps là. Donc l’ire retombée à la suite de moult bains de pieds aux parfums d’ail et de thym suivis de massages slaves qui consistaient à s’auto-flageller avec un bouquet d’orties, on vit assez régulièrement  les sieurs de La Maulte et de Massa prononcer des discours unificateurs depuis le perron du Palais des doges qui donnait sur la Grand-Place et où se réunissait une très grande foule. La raison d’Etat obligeant, il fallait montrer bienséance devant le peuple.

  Le gouverneur et de Massa se laissèrent aller un jour à danser ensemble la Cramagnole lors d’une fête populaire baptisée pour la circonstance « Bal du doge ». Cette danse, conçue dit-on par Luc Delaprairie, se pratiquait en sautillant rapidement sur les pointes des pieds en se tenant les bouts des doigts. Leurs conseillers leur dirent ensuite avec toute la finesse du verbe qui s’impose que tout cela n’était peut-être pas nécessaire et que le bouchon ne valait pas d’être poussé aussi loin.

  Mais les méfiances réciproques s’étaient installées durablement dans le chef des deux hommes au demeurant à la rancœur tenace. L’un et l’autre s’expédiaient espions et contre-espions. Rudy de La Maulte, en tant que général en chef des armées du Doornaisis (à l’exception des armées de Doornai en temps de paix) avait tramé, un temps, le projet de franchir l’Escahut avec ses troupes. Mais il ne pouvait bénéficier à cette heure que de l’appui de douze membres du Grand Conseil, ce qui, politiquement lui semblait un peu court. D’autant plus que, doué d’une grande culture et de connaissances historiques pléthoriques, il se remémora que César de Silla s’y était risqué un siècle auparavant. César de Silla avait franchi l’Escahut avec sa garde et n’eut nul besoin d’enfoncer la porte principale de la ville puisqu’elle lui fut ouverte par la population en liesse. Le soir, « l’Ordre des Chevaliers de la Door » donna un grand banquet public en la Halle aux draps et en son honneur durant lequel il reçut trente-neuf coups de couteaux. Son corps fut démembré dans la même liesse générale qui l’avait accueilli deux heures plutôt et sa tête fut exposée sur une pique fichée dans une des meurtrières  de la tour de garde de la porte principale de la ville. « Décidément, si le sort devait en être jeté, pensa Rudy de La Maulte, la perspective de celui-là me laisse dubitatif ».

  Il convia donc son aide de camp, Serge Couteau, chevalier d’Aigue-zaille, comme il le faisait toujours en pareilles circonstances pour le convier à « la bataille », le jeu de cartes qu’il affectionnait le plus. Ce genre d’affrontement soumettait Serge Couteau à dure épreuve. Non pas que ce loisir fût pour lui dénué d’intérêts mais les domestiques n’y servaient en cette occasion qu’une boisson brunâtre et sucrée et de surcroît produite dans les comptoirs contrôlés par les américiens, ennemis séculaires des doornaisiens, boriniens, ligiens, karliens, lutéciens et lilliens, tous alliés contre eux. Naguère, il n’eut de cesse de le persuader d’en finir avec l’importation de ce breuvage infect, d’opter plutôt pour des boissons plus locales ce qui ne pouvait qu’accroître son capital sympathie. Il précisait pourtant que la rumeur colportait qu’il fallait déceler sous de tels us les signes précurseurs d’une possible allégeance à l’ennemi, mais rien n’y fit. De plus, Rudy de La Maulte trichait aux cartes, Serge en était convaincu. A chaque fois qu’il le sollicitait pour battre les cartes lui-même avant chaque début de partie, Rudy de La Maulte faisait mine de ne point entendre et s’épanchait en conjectures ou dissertait de philosophie en faisant la donne.

  Tristan de Massa, quant à lui, avait songé longuement à s’arroger les services des vikings, spécialistes en matière de guets-apens. Incognito, il avait déjà loué par le passé leurs services pour une autre affaire avant que ceux-ci ne se nommassent « Vikings ».

  Convaincu que de La Maulte ne resterait pas sur un échec, il voulait alors le faire trucider en maquillant l’exécution par une banale embusque commise par des bandits de grand chemin et durant laquelle il aurait péri. Pour ce faire, il ne pouvait commettre aucun de son entourage. Il ne pouvait non plus souffrir qu’en pareille occasion on eût pu reconnaître un de ses hommes, proche ou lointain, à partir duquel une éventuelle enquête eût pu remonter la filière, la conduisant jusqu’à lui. Le risque était trop fort. D’ailleurs, il ne s’en trouvaient pas, parmi sa garde, qui eussent accepté une telle besogne tellement chacun d’entre eux savait qu’il n’en sortirait pas vif, même le forfait commis, connaissant au travers de l’expérience, la grande cruauté issue de l’énorme méfiance du doge. Tristan de Massa s’était vu contraint de  chercher ailleurs …dans le tréfonds de sa ville. Il lui fallait des hommes prêts à tout et sans foi ni loi, condition sine qua non. Il fit quérir le secrétaire du Palais à cet effet, Albert Dumoulin, dont la tâche était doublée de celle de conseiller personnel du doge et triplée du travail de recrutement dans les services d’espionnage. Un homme fort occupé.

  Le doge lui commanda de faire appel à son meilleur élément afin de lui confier le soin de prendre contact avec les chefs vikings, dans la discrétion la plus grande, et de vérifier en cette occasion, et de la manière la plus habile qui seye, leur réaction devant la promesse d’une rémunération de trois milles ducals la besogne accomplie et mille d’avance.

  Pour Albert Dumoulin, l’homme était tout prêt. Il s’agissait d’un homme commis à l’hôtel-Dieu, hospice des pauvres. De forte corpulence, celui-ci était souvent envoyé en renfort aux gens d’armes lors des rixes qui se produisaient régulièrement dans les tavernes de la ville basse. Il convoyait les femmes battues jusqu’au refuge annexé à l’hospice où elles obtenaient, du moins en principe, toutes les garanties d’y passer une nuit sereine. Il nous faut dire, pour le simple plaisir de cette parenthèse,  que les béguines, gardiennes du refuge, avaient par ailleurs et par la suite moult difficultés à raccompagner André Duguardin (c’est son nom) vers la sortie, hanté qu’il était de cette fâcheuse coutume de s’attarder, principalement au moment du déshabillage de ces pauvre femmes souvent pouilleuses, avant le bain. C’est souvent que poussé dans le dos, André se retournait à hauteur de l’encadrement de la porte vers laquelle il était conduit par la supérieure et une béguine de grande taille, et, prenant alors un air de chien battu mêlé d’une certaine dignité forcée disait au travers d’une bouche arrondie : « Et alors, j’ai rien fait d’ mal ! ». Ce qui faisait pouffer les plus jeunes béguines qui s’enfonçaient les cordons de leurs béguins dans la bouche pour étouffer leurs petits rires stupides. Ce fait amusait André. Il se retournait alors vers elles en faisant avec un sourire  et un œil à demi clos un « Hin-hin-hin-hin ! ».

  Il gagnait ensuite  la « Taverne du port fluvial » pour y ingurgiter de fortes bières et s’en allait s’écrouler ensuite dans son logis situé à l’arrière du bâtiment. Et là, à la lueur des chandelles, il s’endormait déjà rêveur, en contemplant ses collections d’objets qui trônaient sur le rare mobilier, ou jonchaient le sol, ou accrochés dans les moindres recoins. Il avait acquis l’essentiel de toutes ces bizarreries à un ancien marin, au prix fort sur le marché, mais elles lui procuraient un grand réconfort.

 

 

 

 

II

 

LE MARTYRE DES MOINES, DE L’ABBE VINDAUCHY ET L’ORIGINE DES VIKINGS.

 

 

 

  C’est la « Taverne du port fluvial » et avant tout sa clientèle qui intéressaient Dumoulin aux fins d’abreuver ses services de renseignements et le doge - nous reviendrons plus tard sur le croquis de l’entrevue entre André Duguardin et les chefs vikings- .

  Les vikings non seulement fréquentaient l’endroit, mais ils y avaient établi un véritable campement. Au surplus, Dumoulin soupçonnait le tenancier d’être un crypto-viking.

  Bernard Duberry, se faisant passer comme « donzel » et se prétendant du Berry mais chacun sait qu’a beau mentir qui vient de loin, était un des meneurs de cette bande de malfrats éparpillés dans les bas fonds de la ville. Cheveux hirsutes, bras velus, débraillés et paillards, dégageant une odeur de lard rance, les vikings avalaient de grandes chopes de bière dans ce repère de chenapans et occasionnaient à la suite de grands tourments à la populace, aux bourgeois, à la noblesse déchue, sans distinction aucune.

  On les surnommait « vikings » consécutivement au saccage et au pillage de deux églises et d’un des deux monastères fortement pourvus en objets de valeur, une nuit de saint Sylvestre. Les trésors religieux qui ne purent être emportés furent détruits à la hache et on ne put compter les toiles de maîtres qui furent lacérées et incendiées. Force moines furent passés au fil de l’épée et déposés en tas dans le chœur de la chapelle au pied d’un crucifix de seize pieds de haut, taillé dans du noisetier par le grand maître ébéniste Moriccio Ruccello qui sombra dans un profond désarroi à la suite de ce très vil et très méchant évènement. Un jeune moine copiste mulâtre fut épargné par Cheval le petit, un des vikings qui fut fort impressionné par la qualité de la calligraphie du jeune moine alors qu’il s’apprêtait à l’égorger devant son pupitre dans le petit cloître. Ce jeune moine abandonna l’ordre ensuite et fut pris le lendemain du drame sous la protection de maître Ruccello qui en fit son élève.

  Seuls quatre frères convers brasseurs furent épargnés en sus du jeune moine copiste. Les autres : corroyeurs, fouleurs, meuniers, forgerons et boulangers reposaient en tas dans une mare de sang. Cette nuit et fort étrangement, les gens d’armes du palais chargés d’effectuer les rondes dans le périmètre du monastère avaient été mis en congé. De tous les lieux où furent commis ces forfaits, il s’en dégageait une forte odeur d’urine, indice qui convainquit le bailli de la culpabilité de cette ignoble association qui porterait dorénavant le nom de « vikings ». Mais tous de cette bande, autant qu’ils furent, disposaient de solides alibis : ils s’étaient réunis cette nuit là dans la « taverne du port fluvial » pour y jouer au jeu dit « du clou », un sport barbare qui consistait à engouffrer un entonnoir dans la bouche du perdant et d’y déverser cinq pintes de bière portées à ses frais. Le tenancier de cette taverne, un homme fort douteux, en attesta ainsi que huit hommes et deux femmes dont il s’avéra plus tard qu’ils étaient tous dix à son service. L’enquête sur cette abominable affaire fut bâclée. Cela peut s’expliquer par quelques allégations qu’il nous faut vous rapporter.

  Les artisans et les corporations voyaient dans la disparition de ces moines la fin d’une concurrence, à leur sens déloyale. Le Grand Conseil n’était pas plus affligé par cette ignominie n’ayant eu de cesse par le passé de trouver les moyens de jouir des bénéfices ecclésiastiques et de rogner le pouvoir épiscopal. Ses membres – surtout la majorité des grands bourgeois qui compose le Conseil - et le doge avaient enragé moult fois devant la promptitude des évêques à entrer en possession des fiefs détenus par les abbés qui leur firent ab irato de nombreuses donations sur l’insistance de la papauté (Il faut dire qu’en cette époque, le pape et la curie romaine avaient inscrit dans une bulle tenue un temps secrète qu’il était souhaitable de réinstaurer la hiérarchie catholique à l’ancienne mode ; cela ne pouvait passer que par le renforcement des pouvoirs des épiscopats et par force, au détriment des abbayes et monastères devenus inutiles sur l’échiquier de leur politique).

  L’évêché, le chapitre et les abbayes avaient encore étendu leurs possessions en droits temporels dans les bourgades et les villages par un autre biais. C’est ici que nous nous servons d’un extrait d’une chronique de Jacques le Legs qui nous renseigne sur la situation de l’époque et que nous pouvons traduire par:  

   « …ces droits provenaient des donations de propriétaires malhonnêtes au regard de l’Eglise. Ces « propriétaires concédaient ces droits le plus souvent au soir de leurs vies. Lorsque l’un d’entre eux « venait s’accuser dans le secret de la confession des actes répréhensibles qui jalonnèrent sa vie, un « prélat s’en allait le trouver en sa demeure pour l’accabler ensuite fort copieusement. A l’issue de « cette rencontre, le propriétaire, bourrelé de remords, cédait une partie de ses terres à l’évêque ou aux « abbayes bien que de moins en moins pour celles-ci… ».

  Tout ce monde, donc, qui semblait accablé par ce malheur se partagea les fiefs et l’héritage des moines : le pouvoir séculier hérita des fiefs autour des bourgs de Gorrin, Garde-chin et Alun  et ainsi de leur sous-sol riche en pierres calcaires et des terres agricoles de Blande-Main cédées à ferme ensuite. L’Evêché hérita du monastère et se vit doté de trois cent mille ducals par la commune et en compensation afin d’agrandir les activités brassicoles et de former de nouveaux moines à ce métier au demeurant fort lucratif. Il leur fut permis de vendre ces produits à l’extérieur du monastère. Tous y trouvèrent leur compte.

  L’abbé Benoît Vindauchy avait péri lors de ce raid. Cet infortuné avait débuté comme moine émondeur et avait dirigé ensuite une compagnie de sarcleurs dans les travaux de déboisement des forêts monacales. En cette époque, lui, comme bien d’autres, voyait dans ces forêts  les lieux propices aux demeures du démon, c’est pourquoi il y avait fait montre, dans ces tâches d’un très grand zèle. Mais, lorsqu’il vit un matin l’immensité de ces terres devenues vierges, il se sentit envahi par un vide intérieur insoutenable. Ces terres qui devinrent d’immenses jardins de moines l’horrifièrent. Il voyait les champs de seigle, d’orge et de blé comme le désert où Satan avait tenté le christ. C’est après s’être senti envahi par cette révélation qu’il se mit à vivre souvent reclus pour se mettre au travail de rédaction de nombreux manuscrits qui s’inspiraient de la Genèse et en particulier de la forme que devait revêtir le jardin d’Eden : « Le jardin d’Eden était-il un véritable jardin ?... Si un jardin se cultive, qui y oeuvrait là, sinon la volonté divine puisque Eve et Adam étaient dispensés par cette même volonté d’œuvrer à quoique ce fut ?... Un jardin est clos !... mais par quoi sinon que par les barrières naturelles que constituent les forêts !... ». Voilà les questions qu’il posait en introduction de chacun de ses manuscrits. Il en vint à glorifier la nature devant laquelle l’Homme devait se ployer inexorablement. Ces écrits furent considérés par la sainte Eglise comme un éloge à la paresse crasse et mis au ban en tant que tels.

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