Doornai et 2 VII LES ORIGINES DE LA TAVERNE DU PORT FLUVIAL Nous avons déjà écrit plus haut à propos du tenancier de la « Taverne du port fluvial ». On le disait homme hautain et arrogant dès q

Publié le par DICALU

 

 

VII

 

LES ORIGINES DE LA TAVERNE DU PORT FLUVIAL

 

 

 

Nous avons déjà écrit plus haut à propos du tenancier de la « Taverne du port fluvial ». On le disait homme hautain et arrogant dès qu’il franchissait le seuil de son établissement, qu’il y entre ou qu’il en sorte. Il descendait d’une famille de pasteurs ; plus précisément d’éleveur de moutons. Il se nommait ainsi fort naturellement Dominique Delpâture. Il s’était acoquiné à un maure, Rhabib Nekleflik, venu en doornaisis en caravane de pèlerins à la fin d’une croisade, la dernière peut-être, accompagné de nombreux cousins. Ils faisaient commerce ensemble. Rhabib faisait venir des étoffes rares, des épices, des livres savants rescapés de l’invasion mongole et engageait des femmes qui les revendaient dans des boutiques. Certaines d’entre elles louaient leurs services aux domiciles de bourgeois célibataires, à gages. Pour les hommes mariés, les deux compères avaient ouvert une seconde taverne prés du pont de la rue Principale. On y jouait des musiques, disons moresques, sur lesquelles des femmes dansaient.

La prostitution était tolérée dans la contrée malgré les protestations récurrentes du clergé. Mais ces activités restaient inavouées de crainte que celui-ci ne fasse un jour venir des inquisiteurs dans la ville.

A la fin du siècle dernier, trois prostituées furent brûlées à Doornai sous les accusations de commerce avec le démon prononcées par l’inquisiteur Edouard Dimononk. Edouard Dimononk, théologien dominicain avait commenté les écrits de Bernard Gui et enseigné sur la question à l’université de Lutécie après y avoir lui-même étudié. C’est ainsi qu’il fut appelé aux fonctions d’inquisiteur en cette époque. Il était natif de Doornai et c’est Doornai qu’il choisit alors pour vérifier par la pratique les théories qu’il avait élaborées à propos des « méthodes de défense de la foi catholique ». Le Doornaisis avait vécu dans la terreur durant les deux mois qu’il y avait séjourné le temps de son enquête générale. Des paysannes furent torturées et incarcérées. Il fit occulter les vitraux de la cathédrale pour inspirer la crainte chez les fidèles. Trois jeunes femmes échappèrent au bûcher : Monica del Rache, Maria Luxte et Maria el Flaminte. Elles parvinrent à convaincre le tribunal inquisitoire de leur innocence. Elles avaient fort heureusement pour elles chacune dressé une liste presque identique des personnes qu’elles soupçonnaient de vouloir leur nuire ; et cette liste renseignait parfaitement celles et ceux qui témoignèrent de leur culpabilité de pratiques sataniques. Elles parvinrent on ne sait trop par quelle diablerie, à retourner les soupçons d’hérésie contre eux. Dans cette liste, figuraient les trois femmes qui furent brûlées. Il faut dire que Monica et les deux Maria connaissaient fort bien le notaire qu’avait réquisitionné Edouard Dimononk afin de transcrire les débats. A cette époque - et donc quelques décennies plus tard -, de par leurs agissements, les messes qu’elles donnaient en leurs demeures, on n’eut pu imaginer qu’elles réchappassent à la purification par le feu si l’idée était venue à un inquisiteur d’enquêter à nouveau dans la ville.

Mais revenons à nos moutons. Dans le port fluvial tout comme dans une partie de la ville basse, les milices se faisaient rares et les veilleurs de nuit itou à force de s’être fait dépouillés de leurs vêtements et de leurs lanternes. Le père Delpatûre, Bernard Delpâture avait embrassé la carrière de marin qui le conduisit vers des contrées inconnues dont il était souvent revenu chargé d’objets étranges et généralement inutiles qu’il tentait ensuite de revendre sur les marchés avec un succès fort moyen. Las de parcourir les mers et les océans, éreinté par les éclats de rires des badauds lorsqu’il vantait les qualités exceptionnelles d’un cabestan miniature, un pendule à trois boules ou un compas figé dans une boule en pâte de verre, il alla tenter de convaincre son fils d’investir dans un commerce. Il avait ouï dire qu’une vieille dame célibataire, propriétaire d’une taverne dite « Aux artistes réunis », s’apprêtait à la mettre en location. Cette vieille damoiselle était réputée dans la ville pour la qualité de ses omelettes qu’elle préparait chaque matin et qu’elle vendait sur le petit marché. Dominique accepta de se laisser convaincre par son père à la condition que le prix de la location ne dépassât point 10 ducals au mois.

C’est ainsi que le père Delpâture alla tenter de s’attirer la confiance de la propriétaire avant de parler affaires et de la persuader de baisser le prix du loyer. Tous les matins, il allait avaler trois voire quatre omelettes devant l’étal de la vielle damoiselle aux fins de lui paraître agréable. Cette habitude était devenue pour lui un véritable calvaire. Au bout d’un mois et demi, il parvint enfin à ramener ladite location au prix dit. Les pourparlers furent fort longs d’autant plus que la vieille dame souffrait de surdité et que lui-même avait éprouvé d’immenses difficultés à tenir des propos à peu près intelligibles la bouche remplie d’œufs cuits. Le jour de la conclusion de ce contrat fut pour lui la plus belle journée de sa vie. Il en avait assez d’entendre chaque matin : « Et alors mon petit Bernard ! Encore une omelette ? ». Il était épuisé. Il avait pris dix-huit livres et devint sujet à des crises nerveuses à la seule vue d’un poulet ou d’un poussin. Ces crises se produisaient par ailleurs généralement face à la taverne « Aux artistes réunis » devant lequel se tenait le marché aux volailles. Elles étaient fort longues. Il se frappait le ventre et s’arrachait les cheveux du sommet du crâne et tombait sur le sol en faisant des moulinets avec les jambes. C’était peine à voir. Les clients, accoutumés au phénomène, lui enfonçaient un ou deux bâtons entre les dents, le laissaient par terre et revenaient le relever à la fin du marché après lui avoir donné une paire de gifles. Il se dirigeait ensuite, hagard, vers la taverne pour y boire trois coupes de vin - bien qu’il préféra la bière - afin de recouvrer tous ses esprits.

Le tenancier de la taverne, à l’époque, se nommait Grégoire de Neste. C’était un homme raffiné qui avait converti l’établissement en endroit de dégustation d’excellents vins qu’il faisait venir de Francie à fort prix. Mais sa clientèle n’avait point le palais suffisamment exercé et elle continuait à préférer la bière à flot plutôt que d’apprécier le bouquet d’un de ces vins fins et d’admirer sa robe. Ses efforts de conviction pour leur enseigner la manière de tenir la coupe et l’art d’aborder le nectar se brisaient sur le mur des propos d’ivrognes. Fort sensible, il en fut fort peiné et fort marri. Il pleura sur le sort des hommes. C’est ainsi qu’il abandonna le métier. Il s’en alla pour devenir goûteur chez les bourgeois. On dit que lorsqu’il regagnait son foyer il se prêtait à des expériences sous l’autorité de sa femme : il s’allongeait sur une planche pour dire des phrases durant des heures tandis que son épouse l’écoutait assise sur un chaise en arrière de lui en faisant tourner un pendule. Parfois il venait dans son ancienne taverne pour y boire un bol d’eau et il semblait alors qu’il se disait en lui-même : « Peut-être qu’un jour… ».

C’est à peu près de cette manière et par ces basses manoeuvres que la taverne « Aux artistes réunis » tomba aux mains de Dominique Delpâture et se acolytes pour devenir, par cette très triste destinée, la sinistre et fort ignoble « Taverne du port fluvial ».

 

 

 

 

VIII

 

L’ENTREVUE ENTRE ANDRE DUGUARDIN ET LES VIKINGS

 

 

C’est à présent le moment d’en revenir à la narration du complot contre le gouverneur de Massa.

Albert Dumoulin, nous l’avions dit, avait convoqué André Duguardin pour lui confier la mission de convaincre les meneurs vikings de procéder à un attentat contre la vie du gouverneur du Massa en échange d’une forte somme d’argent. Mais à cette annonce, André fut choqué et ne put cacher sa stupéfaction : « Bon Dieu Jésus ! Assassiner le gouverneur ! , s’était-il indigné, mais pour quels sombres motifs ? Qui peut se plaire à commettre une telle infamie ? ». Ces propos provoquèrent l’ire de Dumoulin qui s’était mis à le tancer vertement ; il le somma d’obéir ; il le menaça aussi, en ce compris de bannissement – la peine la plus lourde aux yeux d’André, comme par ailleurs pour la plupart des Doornaisiens -. « Et voilà que le rôle – mal payé - de petit intermédiaire qu’on m’a demandé de jouer de temps à autre, se dit encore André, me met à présent devant la menace d’une accusation de trahison ! Pourquoi ? Qui tire en définitive les ficelles de ces missions qu’on me confie ? ». A ce moment, André se sentit esclave enchaîné. Il réfréna un subit besoin d’embrasser Dumoulin ; de le serrer tout contre lui, de plus en plus fort ; à tel point de fracasser lentement ses côtes et mettre ainsi ses entrailles en une bouillie qui sortirait de sa bouche comme un bon et long boudin fermier qu’il dégusterait à chaque nouvelle pression sur son thorax… Mais il ravala sa salive, revenant ainsi à la réalité.Durant ces quelques secondes, Dumoulin se sentit mal, comme s’il avait lu sur le visage rond d’André cette pulsion meurtrière. Il releva le clapet du judas d’une des portes et jeta un coup d’œil discret pour vérifier que les gardes étaient toujours à leurs postes. Rassuré, il prit malgré tout un ton plus serein et des manières plus conviviales en allant proposer à André une coupe de vin. Sans attendre la réponse, il la lui servit tout en lui parlant de la nécessité de cette entrevue avec les vikings. Pendant qu’il parlait, André se remit à songer à cette situation en faisant rouler le vin dans sa bouche dans de bruyants « schlich !schlich !schlich ! ». Il pensait sombrement : « Une telle peine de bannissement ne peut être prononcée que par le tribunal émanant du Conseil avec l’aide du bailli. Dumoulin a probablement voulu m’impressionner… mais s’il a prononcé cette menace c’est que la décision d’attenter à la vie de de Massa vient du doge !...ce crime a-t-il l’assentiment de certains conseillers influents ou de la totalité des membres du conseil ?… Et puis après tout, tout cela n’est que de la politique dont il faut se garder ! ». En regardant le broc de vin posé sur une table, il inclina un peu la coupe qu’il tenait en main pour montrer qu’elle était vide. Dumoulin s’approcha de lui, le prit par le coude pour le raccompagner vers la sortie, lui enleva la coupe des mains en lui disant : « Et voilà ! Rendez-moi compte au plus vite de cet entretien !». André dit : « Vous devriez penser à augmenter mes gages, Albert ! Je prends tous les risques dans cette affaire. Tout se passe sans documents signés et nul ne sait mes commanditaires. Mais ils risquent de se douter ! ». « Faites comme nous avons convenu, lui avait-il répliqué, et en compensation vous êtes dispensé de cette corvée que vous avez avec ces femmes et cet hospice durant cinq jours et cinq nuits ! Vos gages n’en seront pas grevés ! ».

La lourde porte en chêne sculpté se referma bruyamment derrière André qui songea aux béguines qu’il ne verrait plus et qui ne riraient plus durant cette absence forcée qui le tenaillait déjà. Albert Dumoulin était décidemment à ses yeux le dernier des crétins.

Ce samedi là, Duguardin ne perdit pas de temps. C’était le jour du grand marché ; le jour aussi où les chefs vikings se réunissaient à « La taverne du port fluvial » pour y faire les comptes et les partages de leur butin tandis que leurs sbires étaient à l’œuvre, mêlés à la foule.

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